COVID-19 ET SÛRETÉ NUCLÉAIRE, FAUT-IL S’INQUIÉTER?

 

Rédaction: Bruno Chareyron, ingénieur en physique nucléaire, directeur du laboratoire de la CRIIRAD, avec la participation de Corinne Castanier, responsable règlementation-radioprotection.

La crise du coronavirus nous interpelle tous sur les conséquences qu’elle pourrait avoir sur la sûreté des installations nucléaires, et en particulier des centrales nucléaires. Cette crise accroît en effet le risque d’accident nucléaire et rendrait également la gestion de la catastrophe encore plus complexe.

Un réacteur nucléaire doit être surveillé en permanence

Contrairement à une éolienne ou une centrale photovoltaïque, qui peuvent fonctionner pendant une longue durée sans intervention humaine, une centrale nucléaire, même lorsqu’elle est à l’arrêt, nécessite en permanence du personnel compétent pour diverses opérations vitales comme le maintien du refroidissement du cœur du réacteur nucléaire.

La catastrophe de Fukushima l’a rappelé. Même lorsqu’un réacteur nucléaire se met automatiquement à l’arrêt, la puissance thermique dégagée par les assemblages de combustible irradié est telle qu’il faut à tout prix garantir le refroidissement permanent sous peine de fusion du cœur, pouvant conduire à des explosions et à des rejets massifs de substances radioactives dans l’atmosphère.

Le risque concerne aussi les assemblages irradiés entreposés dans la piscine de désactivation, à côté du bâtiment réacteur, qui doivent être refroidis en permanence sous peine de relargage massif de radioactivité dans l’environnement.

Au 31 mars 2020, sur les 57réacteurs nucléaires utilisés pour la production d’électricité dans l’hexagone, 18 sont à l’arrêt pour maintenance1, auxquels il faut ajouter le réacteur Fessenheim 1 mis à l’arrêt définitif le 22 février 2020 et les anciens réacteurs en cours de démantèlement comme à Brennilis ou Creys-Malville. Sans parler d’autres installations nucléaires gérées par le CEA, ORANO ou l’ANDRA et dont certaines sont potentiellement plus dangereuses qu’une centrale nucléaire, comme c’est le cas de l’usine de retraitement des combustibles irradiés de la Hague.

Pour EDF tout est sous contrôle

Pour l’instant, le discours d’EDF est relativement rassurant. L’industriel affirme disposer d’un «plan pandémie» qui permettrait de faire fonctionner les centrales avec 25 % des personnels absents pendant douze semaines puis 40 % d’absents pendant deux semaines lors du pic d’épidémie.

Et EDF invoque aussi le recours à la FARN, la fameuse Force d’Action Rapide Nucléaire. Mise en place après la catastrophe de Fukushima en 2011, elle est composée de 300 personnes (dont 50 % sont rattachés à mi-temps dans une centrale). La FARN indique2 qu’elle serait «capable d’intervenir dans les 12 heures après la mobilisation» et serait «totalement opérationnelle après 24h».Ses membres sont « capables de piloter toutes les centrales, quelle que soit la taille« , selon EDF3. Rien ne dit combien de ses membres sont atteints par le COVID-19, qu’ils aient ou non des symptômes.

Le plan pandémie a été activé pour la première fois par EDF à la centrale de Flamanville, le 16mars, après la découverte de plusieurs4 cas de COVID-19.

Dans les autres centrales nucléaires EDF a pris un certain nombre de dispositions.

Contacté par la CRIIRAD le 23 mars un responsable de l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) de la région Au-vergne-Rhône-Alpes indiquait que toutes les mesures étaient prises pour faire face et que l’ASN surveillait de près la manière dont EDF gérait la crise. Il nous a indiqué que la stratégie d’EDF consistait à renvoyer le maximum de salariés en confinement chez eux pour garder des réserves «saines» au cas où. Les équipes de quart ne se croisent plus physiquement de manière à ne pas se transmettre le virus d’une équipe à l’autre. En cas de nécessité de maintenir un réacteur en arrêt, une équipe de quelques dizaines de personnes suffit. Bref un discours très rassurant.

L’inquiétude des sous-traitants

Lors de la réunion du Comité Social et Économique d’EDF en date du 27 mars, l’entreprise aurait fait état de 281 agents EDF malades suspectés d’être contaminés par le Covid-19 et 16 personnels sous-traitants. Ces chiffres, dont on ne sait quelle part de la réalité ils représentent, vont nécessairement augmenter dans les jours à venir.

On estime que 80 % des activités de maintenance des centrales nucléaires sont effectuées par des sous-traitants. Ils seraient quelques 160 000 salariés concernés et certains lancent depuis plusieurs jours un cri d’alarme. Gilles Reynaud, du Syndicat Sud-Énergie et président de l’association «Ma Zone Contrôlée», a interpellé5 l’ASN par courrier, le 22 mars pour dénoncer l’insuffisance des moyens de protection dans les centrales nucléaires.

Cela a conduit l’ASN6«à alerter EDF sur la situation de salariés d’entreprises prestataires, en lui demandant de définir clairement quelles sont les activités de maintenance ou de logistique pour lesquelles une continuité est indispensable afin qu’il n’y ait pas d’ambiguïté pour ces entreprises et leurs salariés, et de veiller à ce que les conditions de santé et sécurité soient communiquées et mises correctement en place sur les sites pour tous les salariés

En attendant, l’inquiétude et la colère montent chez les sous-traitants comme l’a expliqué Gilles Reynaud le 30 mars dans le cadre de la commission d’enquête7 de suivi du Covid-19 mise en place par les parlementaires du groupe la France insoumise à l’Assemblée nationale et au Parlement européen. Il témoigne de l’inquiétude liée à la promiscuité dans les vestiaires, au manque de gel hydro alcoolique et de masques de protection, au risque de transmission lors de passages répétés sur les dispositifs de contrôle de non contamination radioactive en sortie de zone, des dispositifs qui ne sont pas nettoyés entre chaque passage. Il dénonce également les pressions subies par les salariés qui veulent faire jouer leur droit de retrait. Son message est simple: le risque de mal faire leur travail est plus élevé lorsque les salariés sont angoissés et stressés, ce qui met en péril la sûreté des installations nucléaires dès maintenant ou en différé, lors du redémarrage d’installations pour lesquelles les opérations de maintenance auront été réalisées dans de mauvaises conditions.

Le dépistage systématique, et répété dans le temps, de tous les intervenants permettrait évidemment de circonscrire le risque mais comme pour les masques respiratoires et le gel hydro-alcoolique, la gestion de la pénurie se substitue aux décisions logiques de protection.

Le manque de rigueur d’EDF est inquiétant

La CRIIRAD fait régulièrement8 part de son inquiétude concernant la sûreté des installations nucléaires, qu’il s’agisse de défaut de conception, de mise en œuvre, de maintenance, de formation.

Le cas récent de la centrale de Flamanville est éloquent. Le réacteur 2 est à l’arrêt depuis le 10 janvier 2019 pour maintenance et le réacteur 1 a été arrêté le 18 septembre 2019 suite à la découverte de problèmes de corrosion sur des supports de fixation des systèmes auxiliaires des groupes diesel de secours qui ne permettaient pas de garantir leur bon fonctionnement en cas de séisme. La centrale de Flamanville a été mise en surveillance renforcée par l’ASN en septembre 2019.

Dans un avis de décembre 2019, l’IRSN a estimé9 que «la situation rencontrée sur le site de Flamanville est très préoccupante, en particulier au regard des écarts majeurs sur différents équipements classés de sûreté mis en évidence lors des dernières inspections de l’ASN.».

Il faut dire que la liste est longue: corrosion d’équipements indispensables au bon fonctionnement des diesels de secours, corrosion d’équipements nécessaires pour lepompage10 des eaux destinées à refroidir les réacteurs, fuites mettant en cause l’intégrité de la 3ème barrière de confinement.

Le plus inquiétant est que des défauts similaires avaient été constatés lors d’inspections effectuées plusieurs années auparavant et que manifestement EDF n’a pas été capable de mettre en œuvre des programmes de maintenance satisfaisants. Et les problèmes continuent. EDF indique que le 2 février 2020, lors d’un contrôle, il a été constaté le dépassement d’une échéance de réalisation de la maintenance annuelle de la turbine à combustion. Il s’agit d’un équipement fondamental pour la sûreté car il permet une alimentation électrique de secours. Ce contrôle tardif a révélé la présence de microfissures dans la chambre à combustion. Le moteur doit donc être remplacé. Le redémarrage des deux tranches est prévu pour l’instant pour le 31 mai 2020….

L’IRSN et l’ASN ayant mis en application des directives de confinement de leurs personnels, ceux-ci ne peuvent plus réaliser un certain nombre d’inspections sur le terrain. D’ailleurs, l’ASN a confirmé11 le 26 mars 2020 que «les inspections avec déplacement sur site sont suspendues, sauf nécessité (par exemple en cas d’événement significatif pour lequel le recueil des premiers éléments nécessiterait une inspection sur site).»

Cette situation est d’autant plus préoccupante que de nombreux problèmes ne sont évidemment pas détectables à partir du seul examen des documents transmis par les exploitants (sans parler des cas de documents falsifiés par les industriels tel que révélés par le scandale de Creusot forge). Les dossiers traités par la CRIIRAD (EPR, soudures, tenue au séisme…) ont montré que même avec des inspections de terrain, qu’elles soient programmées ou inopinées, la surveillance exercée par l’ASN était déjà insuffisante.

Et si un accident survenait?

La CRIIRAD a régulièrement dénoncé le contenu des plans de gestion d’un accident nucléaire, que ce soit les critères de mise en œuvre des mesures de protection ou l’organisation de crise, trop souvent basée sur des hypothèses excessivement optimistes. L’un des points critiques est que les plans des autorités ne tiennent pas compte de la survenue simultanée de difficultés majeures, qu’elles soient liées à la cause de l’accident (destruction de bâtiments et d’infrastructures dans tout le secteur du séisme par exemple) ou indépendantes de lui (accident survenant par exemple pendant un épisode de neige qui endommagerait le réseau électrique et bloquerait les transports comme ce fut le cas en novembre dernier dans la vallée du Rhône, la région la plus nucléarisée de France). Aujourd’hui évidemment, on ne peut que frémir à l’idée qu’un accident survienne en pleine épidémie de COVID-19.

L’ASN a lancé le 9 mars 2020 avec l’IRSN et l’ANCCLI un site Internet12 pour «accompagner les acteurs locaux dans leur préparation à la gestion post-accidentelle d’un accident nucléaire».

Les professionnels de santé déjà débordés dans la gestion de la crise du COVID-19 seront heureux d’y lire qu’ils «ont un rôle de premier plan à jouer durant la phase post-accidentelle notamment pour prendre en charge les personnes affectées par l’accident et participer à la protection de la population à moyen et à long terme. Des centres d’accueil et de regroupement (CARE) seront mis en place pour répondre aux préoccupations de la population. Dans ce cadre, les professionnels de santé pourraient être sollicités. Vous pouvez dès aujourd’hui préparer cette phase post-accidentelle pour être capables, si un accident survenait :

  • d’expliquer les conséquences sur la santé,
  • de répondre aux questions de la population sur le risque radiologique pour leur permettre de réorganiser leur vie quotidienne».

Et pendant la «phase accidentelle», la situation serait plus que critique, avec le personnel soignant obligé de prendre en charge en parallèle la contagion par le virus, le traitement des personnes irradiées et tous les problèmes de contamination radioactive! Sans compter que les plans de gestion prévoient le rassemblement des personnes évacuées dans des hébergements collectifs13, où les possibilités de protection contre le virus seraient limitées et l’angoisse à son maximum. Sans compter non plus les mouvements de panique et les départs massifs vers des zones moins radioactives. Seul le recours à l’armée pourrait empêcher les déplacements, pas forcément sans violence.

Face aux bouleversements à venir, qu’il s’agisse de pandémies, du manque d’eau, de la recrudescence des évènements climatiques hors norme (tempêtes, inondations), des instabilités politiques et internationales, ou encore des crises sociales, les risques d’accident nucléaire majeur augmentent. Espérons que les bonnes décisions seront prises avant la catastrophe…..

Note: afin de témoigner des problèmes posés par la contamination des territoires après une catastrophe nucléaire, la CRIIRAD a mis en ligne le 10 mars 2020 son film «Invisibles Retombées»14 qui s’appuie sur la mission de 2011 à Fukushima.

Rédaction: Bruno Chareyron, ingénieur en physique nucléaire, directeur du laboratoire de la CRIIRAD, avec la participation de Corinne Castanier, responsable règlementation-radioprotection.

Contact: bruno.chareyron@criirad.org

NOTES

1 : https://clients.rte-france.com/lang/fr/visiteurs/vie/prod/indisponibilites.jsp

2 : Présentation de la FARN à la CLI de Creys-Malville, octobre 2018

3 : Cité par la Tribune du 16 mars 2020 https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/energie-environne-ment/coronavirus-comment-edf-compte-assurer-le-fonctionnement-et-la-securite-des-centrales-nucleaires-842246.html

4 : https://actu.fr/normandie/flamanville_50184/des-salaries-touches-par-coronavirus-centrale-nucleaire-flaman-ville-passe-equipes-restreintes_32289725.html

5 : http://www.ma-zone-controlee.com/lettre-asn-situation-sanitaire-coronavirus/

6 : Communiqué du 26 mars https://www.asn.fr/Informer/Actualites/Covid-19-l-ASN-adapte-son-mode-de-fonction-nement-tout-en-maintenant-son-niveau-d-exigence

7 : La vidéo de son intervention est ici: https://lafranceinsoumise.fr/commission-enquete-suivi-covid19/

8 : Voir par exemple ici: http://www.criirad.org/Surete-nucleaire/som-surete-nucleaire.html, l’article «Les réacteurs nucléaires résisteraient ils en cas de séisme?» publié dans le TU N°84 de décembre 2019.

9 : https://www.irsn.fr/FR/expertise/avis/2019/Documents/decembre/Avis-IRSN-2019-00281.pdf

10 : «L’IRSN estime que les écarts constatés au niveau des équipements présents dans les deux stations de pompage du site de Flamanville ne sont pas acceptables et remettent en cause la disponibilité des matériels notamment en situation accidentelle, y compris en cas de séisme»

11 : https://www.asn.fr/Informer/Actualites/Covid-19-l-ASN-adapte-son-mode-de-fonctionnement-tout-en-mainte-nant-son-niveau-d-exigence

12 : https://post-accident-nucleaire.fr/

13 : Le plan ORSEC de l’Isère indique par exemple que «les maires des communes qui doivent prendre en charge des populations déplacées ou en transit sur leurs communes doivent s’assurer des moyens d’hébergement et du ravitaillement de ces populations. Pour cela, ils doivent s’assurer que leurs services arment des centres d’accueils (salles municipales, écoles, gymnases ou autres locaux définis dans le PCS)

14 : https://www.youtube.com/watch?v=UaH5heMIC_k&list=PL3IbOGKW-BxbaokXV_OmxjTG0AClwsSf9&in-dex=3&t=0s

Article publié le 31 mars 2020 sur le site de La CRIIRAD : https://www.criirad.org/actualites/dossier2020/2020-03-31-CP_Covid19_Surete.pdf